L’homme et l’alcool : évolution historique des concepts
La relation entre l’homme et l’alcool repose sur un malentendu culturel, et lorsque cette relation posera de graves problèmes sociaux et médicaux, le clivage en « bon alcool » et « mauvais alcool » va structurer les réponses dès le début du 19ème siècle, quelles soient médicales, juridiques ou éducatives. Il faudra attendre la fin du XXème siècle pour commencer à sortir du modèle moral.
Durant des millénaires les boissons ennivrantes sont considérées comme des produits magiques (d’origine divine : Dyonisos -Bacchus – la Cène…), puis, lorsque l’alcool sera isolé par distillation par les alchimistes ils le nomment « Eau de Vie ». L’ivrognerie est présentée comme un phénomène individuel qui touche toutes les couches sociales. L’image de l’ivrogne est souvent sympathique ; il garde une place sociale. (Rabelais – Sheaskspeare).
En France deux législations royales (Charlemagne – François 1er), répriment l’ivresse « trouble à l’ordre public », pourtant, jusqu’au 18ème siècle, la relation homme/alcool ne sera pratiquement jamais présentée comme un problème.
Durant des millénaires, les cultures du nord de la Méditérannée montreront le vin puis l’ensemble des boissons ennivrantes comme un breuvage magique et mystérieux, lien sacré entre l’humain et le divin.
Au 19ème siècle avec la Révolution industrielle, le Prolétariat (populations rurales déracinées des campagnes, devenues main d’oeuvre des usines et vivant très misérablement), noue une relation différente avec l’alcool devenu moins rare et moins cher (distillé industriellement).
L’usage dé-ritualisé (et hors des contrôles sociaux naturels de la société traditionnelle), d’un produit psychotrope (l’alcool) par une population à la dérive, provoque une véritable Toxicomanie collective : « l’alcoolisme » (mot inventé en 1849 par Magnus HUSS (Médecin Suédois). Ce phénomène repose sur un malentendu culturel et social : l’alcool « drogue potentielle », n’est pas perçu culturellement comme telle, mais au contraire, connoté très positivement, donc le prolétariat (qui cherche un soulagement à ses souffrances), n’a aucune raison de s’en méfier.
Cette tragédie sociale est peu appréhendée sur le plan médical (malgré Magnus HUSS ou l’Hygiénisme en France…), l’aspect moral et ses défenseurs (Bourgeoisie, organisations confessionnelles), amènent rapidement aux Etats-Unis, puis en Angleterre et en France, à une idéologie anti-alcoolique virulente qui présente l’alcoolique – buveur d’alcool hors norme -(il perd le contrôle), comme un « vicieux », un« taré », un déviant voire un délinquant social, et l’alcool comme un poison diabolique. En France, après la Commune de Paris (1871), l’amalgame idéologique sera fait entre ouvriers révolutionnaires et « alcooliques » (Adolphe THIERS et la propagande Versaillaise).
Avec une telle définition (tare – vice – délinquance sociale), la prise en charge du phénomène est au niveau de sa représentation : enfermement psychiatrique ou carcéral, et sur un plan plus général : discours moraliste et interdicteur durant le 19ème siècle et la première moitié du 20ème. Au début du 20ème siècle les « Mouvements de Tempérence » se fédèrent en « Ligue Anti-alcoolique ». Le concept dominant est alors celui de la « Lutte anti alcoolique ».
Après la seconde guerre mondiale se développent les « cures de dégoût », censées remettre le déviant dans le droit chemin par un conditionnement négatif (apomorphine en injection – disulfiram en comprimés et en implants…), en parallèle avec l’enfermement.
Dans les années 1950 apparaissent les premiers discours alcoologiques avec Jellineck aux Etats Unis (« Disease Concept of Alcoholisme »), puis avec Fouquet en France, qui montrent enfin l’alcoolisme comme une « maladie ». (Maladie particulière certes, mais cette nouvelle vision des choses remet en cause l’idée du « vice »). Pourtant, cette approche n’est pas intégrée par le plus grand nombre. La « Ligue anti-alcoolique » prend le nom de « Comité National de Défense Contre l’Alcoolisme » (CNDCA). Le concept dominant devient celui de « Défense contre l’alcoolisme » (assez peu différent du précédent sur le fond).
Dans les années 1970 , apparaissent d’autres discours que le discours moral des ligues anti-alcooliques ou le discours moralo-médical des médecins : les psy, les sociologues, les systémiciens présenteront l’alcool et l’alcoolique sous d’autres aspects, mais jusqu’à une période récente personne n’a vraiment osé remettre en cause officiellement le dogme selon lequel l’alcool est un produit sans rapport avec les substances psychoactives nommées « drogues ». Ce clivage des discours officiels alimentant le discours de sens commun : « l’alcool ce n’est pas pareil… ». Cependant les prises en charge évoluent : « cure saharienne » (sulfate de magnésium), groupes de parole, psychothérapies… Les « Centres d’hygiène Alimentaire » sont créés en 1975 à l’initiative de Simone WEIL.
Il faut attendre le début des années 80 pour voir cette évolution se traduire sur le terrain de la prévention : le « CNDCA, se transforme en Association Nationale de Prévention de l’Alcoolisme (ANPA), qui est encore son nom actuel. Le Concept dominant est alors celui de « Prévention de l’Alcoolisme ».
Les professionnels de la prévention ont progressivement pris conscience des effets négatifs d’un tel concept qui reste marqué par la culture alcoolophile/alcoolophobe. En effet, il s’agit encore et toujours d’un discours de clivage : le terme « alcoolisme » désigne toujours une minorité ayant des problèmes avec l’alcool. Pour les autres, il n’y a rien (pas de terme spécial), puisqu’ils sont dans la norme. Le risque est limité à ceux « qui abusent ».
90 % des consommateurs d’alcool ne sont d’ailleurs pas aujourdh’ui alcooliques, réduire les choses à l’alcoolisme entretien encore l’illusion que l’alcoolisme est une sorte de stigmate affligeant certains individus peu recommandables, le tout étant déconnecté de l’alcoolisation générale, (qui elle ne poserait pas de problème particulier).
Pour les alcooliques il est clair qu’il s’agit d’une illusion collective et d’une construction culturelle défensive : le risque est pour tous même si le risque de dépendance ne concerne pas tous les consommateurs d’alcool, car les propriétés de l’alcool amènent aussi aux alcoolopathies (même en l’absence de dépendance), aux accidents routiers, aux accidents du travail, aux accidents domestiques… et là nous sommes tous concernés.
C’est la raison pour laquelle il semble beaucoup plus efficace (et réaliste) de parler de « Risque Alcool », plutôt que d’alcoolisme, et même des « Risques liés à l’alcoolisation et à l’usage de substances psychoactives » en général. (Alcool / médicaments / psychotropes/ drogues illicites).
Source : http://www.sosreseaux.com
Auteur : Jean-Paul Jeannin